LE MONDE | | Par Stéphane Foucart
En 1996, le biologiste américain Frederick vom Saal (université du Missouri) faisait une découverte inquiétante et inattendue. Exposés in utero, pendant seulement quelques jours, à une concentration minuscule de bisphénol A (BPA) – quelque 20 000 fois inférieure à la plus petite dose jusqu’alors étudiée –, les souris de laboratoire mâles présentaient une fois adultes un appareil reproducteur frappé de malformations et de dysfonctionnements. Dix-huit ans plus tard, dès le 1er janvier 2015, la France s’apprête à bannir le BPA de tous les contenants alimentaires : conserves, canettes, vaisselle et bouteilles de plastique, ustensiles de cuisine, etc.
Ce délai pourra sembler très long. D’autant plus long que le BPA est présent chez environ 95 % de la population occidentale et que, entre 1996 et la fin 2014, plusieurs milliers d’articles de recherche ont été publiés dans la littérature savante, la plupart suggérant ou montrant un lien entre le BPA et une étourdissante variété de pathologies émergentes : troubles du métabolisme (diabète de type 2, obésité, etc.) et de la fertilité, susceptibilité accrue à certains cancers hormonodépendants (sein, prostate, testicule), troubles neuro-comportementaux et cardio-vasculaires, etc.
CONTRAINTES
A l’évidence, donc, il aura fallu attendre très longtemps avant qu’une mesure d’interdiction ne soit prise. Pourtant, la France est, sur ce front, encore remarquablement isolée. Elle est le seul pays du monde à avoir décidé de réduire drastiquement l’exposition de sa population au BPA, quitte à imposer à son économie des contraintes ailleurs inexistantes. Les industriels du secteur disent ainsi avoir dû supporter des coûts importants – plusieurs dizaines de millions d’euros – pour tester des substituts au BPA et changer les lignes de production. « Les industriels ont fait des efforts remarquables, dit Gérard Bapt, député (PS) de Haute-Garonne, et « père » de la loi du 24 décembre 2012 sur le BPA. De nombreux substituts ont été mis en évidence, y compris pour des applications pour lesquelles la substitution ne semblait pas simple. »
Les Français peuvent-ils désormais dire adieu, pour de bon, au BPA ? Pas si vite. Car l’interdiction française est en l’espèce difficilement applicable. En théorie, la loi du 24 décembre 2012 suspend « la fabrication, l’importation, l’exportation et la mise sur le marché à titre gratuit ou onéreux de tout conditionnement, contenant ou ustensile comportant du bisphénol A et destiné à entrer en contact direct avec toutes les denrées alimentaires, à partir du 1er janvier 2015 ». Mais une telle formulation entre en collision avec le principe de libre circulation des marchandises au sein de l’Union et le fait que la réglementation européenne, elle, n’exige pas l’interdiction du BPA.
Certes, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit que la libre circulation des marchandises ne fait « pas obstacle [à des] interdictions ou restrictions d’importation », justifiées « par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes », mais une telle extrémité sera-t-elle invoquée par un seul État membre, face aux 27 autres ? Épouvantables maux de tête en perspective. « Il ne semble pas possible de se mettre en situation d’interdire l’entrée sur notre territoire de produits européens, même s’ils contiennent du BPA, reconnaît déjà M. Bapt. L’interdiction française ne prendra tout son sens que si elle est étendue aux autres membres de l’Union. Il faut que la France porte ce combat au niveau communautaire. »
En somme, la France a donc fait un pari, un pari très rare en situation de compétition économique ouverte : celui du mieux-disant sanitaire, au prix d’une possible perte de compétitivité à court terme. Pour peu que l’on place la santé publique au-dessus du produit intérieur brut, alors ce choix mérite d’être salué.
Si la France gagne son pari et que l’Union lui emboîte le pas, elle aura pris une décision fondée sur la science et l’intérêt général, en même temps qu’elle aura préparé son industrie à d’inévitables changements. Si la France perd son pari et que l’intense lobbying qui s’exerce dans les couloirs du Berlaymont permet le maintien du statu quo sur le BPA, alors…
Alors ? Il est bien sûr possible que la France demeure durablement isolée, sorte de village gaulois retranché derrière ce qui sera immanquablement interprété par certains comme une réaction de peur émotive et irrationnelle face à une substance banale acceptée par tous les autres. Un tel scénario semble en réalité peu probable.
D’abord, la France n’est pas si isolée. Le Danemark, la Suède ou la Belgique commencent aussi à s’impatienter des atermoiements et du laxisme de Bruxelles sur le dossier des perturbateurs endocriniens – ces substances qui, comme le BPA, interfèrent avec le système hormonal et sont susceptibles d’agir à faibles doses. La Suède a même menacé, l’an passé, de poursuivre la Commission pour son inaction sur le sujet.
INQUIÉTANT HIATUS
Ensuite, il est plus que probable que la recherche renforcera, dans les prochaines années, les soupçons qui pèsent sur le BPA. L’issue du pari français tient donc aussi à une question très profonde : pourquoi les milieux de la science académique, représentés par les sociétés savantes comme l’Endocrine Society – qui rassemble près de 20 000 chercheurs et cliniciens –, n’ont-ils cessé d’alerter sur les dangers du BPA et des perturbateurs endocriniens, alors que les grandes agences d’expertise comme la Food and Drug Administration (FDA) américaine ou l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), sur lesquelles les politiques fondent leurs décisions, en relativisent-elles systématiquement les risques ? Cet inquiétant hiatus sera l’objet d’une prochaine chronique. S’il vaut une loi à lui seul, le BPA vaut sans doute bien un feuilleton.
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