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Tous les articles par rouen chronicle

  • DCXVII.

    Ici s’arrête Rouen Chronicle, rubrique commencée en 2008 et dont Félix Phellion était l’unique auteur. Celui-ci repose désormais quelque part, entouré de livres et de dossiers. Sans doute, y cultive-t-il son goût pour l’inachevé, le ressentiment et le perpétuel retour des choses.

     
  • DCXVI.

    La question du jour : où va-t-on mettre le squelette du cardinal de Joyeuse ? Ce débat passionne-t-il ? Moi, oui. Et aussi ceux chargés de déménager ce qui reste dudit. Logé depuis près de deux siècles dans la chapelle du lycée Corneille, ce faiseur de rois et de papes, est prié (façon de dire) d’aller voir ailleurs si j’y suis. La faute à la musique baroque, lui qui en fut si friand.

    En attendant, plusieurs possibilités sont offertes aux décideurs. Après l’avis d’un comité d’experts, quatre sites ont été retenus. D’abord le futur mémorial Jeanne d’Arc situé on sait où. Hypothèse séduisante, mais on a argué (avec raison) que le public pourrait confondre Joyeuse avec Cauchon. Dès lors, il faudrait expliquer, argumenter, mettre les points sur les i, d’où un risque de soupçon traversant les mauvais esprits. Mais alors, si c’est pas lui, pourquoi il est là ? Admettons un guide (débutant ou pas) perdant ses moyens, le doute envahir les esprits, ça ni le moment et ni le lieu. Pas de vagues, pas de vagues !

    Deuxième lieu retenu : le sous-sol des Nouvelles Galeries, rue Grand-Pont. On le sait désert, central et accessible aux handicapés. Si entente de la maison-mère a été trouvée, la faisabilité (quel mot !) s’est heurtée à une opposition du personnel rouennais. Par un référé déposé par ses délégués syndicaux (la CGT, toujours !) on a fait valoir un droit de retrait fondé sur le règlement intérieur. Un obscur article, écrit petit, stipule qu’on ne saurait exposer un corps d’archevêque à proximité d’un comptoir de sous-vêtements féminins. Chacune des parties, représentées par des avocats de renom, a remis ses conclusions. Jugement dans le premier trimestre de l’année prochaine.

    Troisième lieu, et celui-ci a toutes chances d’être retenu, le fameux panorama XXL, dit aussi la Tour à Zizi. Certes, à l’origine, il était prévu pour un autre usage. Or, de récents sondages prédisent une faillite à terme. Il paraîtrait donc urgent de s’acheminer vers une porte de sortie. Dans cette perspective, on pense que de menus travaux permettraient d’exposer le sarcophage au centre du cylindre, ce qui permettrait au public d’en faire le tour. Cela pourrait donner à l’ensemble un air « tombeau de l’Empereur aux Invalides ». On peut même imaginer qu’il soit possible d’appliquer un billet d’entrée dit « couplé ». Contactée, l’ambassade de Chine populaire a donné son accord.

    Laissons pour mémoire le quatrième lieu pressenti, la crypte de l’abbaye de Saint-Georges de Boscherville. Dommage. D’emblée, elle avait tout pour plaire : institution sérieuse, monument chargé d’histoire, cadre agréable. Pourquoi s’est-on privé de cette solution ? Rouen Chronicle le révèle aujourd’hui. On sait le président du conseil régional amateur de tables tournantes. Par une initiative malheureuse (il n’en est pas exempt), il a cru bon d’interroger un personnage connu, paraît-il inhumé au même endroit. Trois coups oui, cinq coups non, la réponse d’outre-tombe n’a pas tardée : ce fut niet. Nouvelle déconvenue pour l’exécutif, contraint de se rabattre sur un pis-aller et revenir sur des promesses hasardeuses. Pauvre Normandie !

     
  • 633.

    Dans tout récit trop long, il existe des obscurités ou des lacunes. Ainsi, nous ne saurons jamais pourquoi le duffle-coat Ralph Lauren quitta le 32 de la rue des Abondances pour se retrouver, lui déjà usé, et aussi loin, sur le campus d’une faculté rouennaise. Des histoires, encore, et qui pourrait vous intéresser. Toujours est-il qu’il ne fallut qu’une ruse banale pour que Nicolas emporte le précieux objet. L’ancien propriétaire (quel lien avec la dame âgée du Point du Jour ?) s’il ne devina jamais qui lui avait dérobé, avait cependant des relations. On verra comment et pourquoi.

    Revenu au Normandia, Nicolas exhiba sa trouvaille. D’emblée, les trois amis en escomptèrent le bon prix. La bonne fortune en ces temps où, citation : L’argent est seul maître, et où la pauvreté ne peut avoir raison ? Pour l’heur, tentation fut évoquée de le conserver et, fashion l’un l’autre, de le porter à loisir. Mais quoi, nous ne sommes pas des pois-chiches : le risque fut jugé trop grand. Et trop grand aussi le duffle-coat pour le petit Karim, à peine à la taille pour Charly. Restait la vanité. Mais il leur prenait parfois des accès de maintien moral qu’ils confondaient avec la vertu. Le manteau prit donc place dans la chambre comme un trophée en même temps qu’une preuve de détachement. Ceux qui y décèleraient une preuve de cynisme joueraient, comme on dit, sur du velours. Mais de ce défaut, ils ne seraient pas exempts, eux non plus.

    Avec régularité, nos étudiants (plus souvent nos étudiantes) organisent ce qu’il est convenu de nommer des vides-dressing. Cela se passe chez les parents, ces derniers voyant d’un œil clair qu’on soit économe sinon près de ses sous (en l’occurrence les leurs). Si chacun apporte ses fringues, personne n’en distingue la provenance. Ensemble, on s’attribue le rôle facile de brocanteur d’armoires trop pleines. Tel pull, pantalon, manteau offerts par Mamie, à condition qu’ils soient de marque, trouvent toujours preneur. Idem pour les accessoires et les chaussures. Le seul rôle des adultes est de veiller à ce qu’on ne bazarde pas à des prix ridicules. Marchander ? Oui, sans faire mauvais genre, mais dans celui du cynisme.

    Autant dire que nous sommes entre nous et que chaque résidents reconnaît ses voisins. Ou apparentés. Ce pourquoi Nicolas et Charly firent une entrée vite identifiable. Pas à leur honneur. Passé un certain temps de retrouvailles, trois des convives présents commencèrent à s’intéresser (toutes les apparences du détachement) au trop fameux duffle-coat. Si nous connaissons Ralph Lauren ? Pensez donc, c’est un ami. Et grand ami aussi de l’ancien propriétaire du fabuleux manteau.

    Ce propriétaire, un peu bête mais surtout rancunier, cultivait l’amitié. Il la trouvait dans les milieux politiques d’extrême-droite (tendance identitaire). Lors du vol, il n’avait pas caché sa déconvenue. La chose se passait au pub O’Kallaghan à l’heure des retrouvailles. Besaces pleines contre besaces vides ? On va te le retrouver dirent les amis. Vaines promesses ou serments fidèles, toujours est-il qu’une quinzaine plus tard, la clarté de la vérité s’imposait à tous.

     
  • 632.

    La séquence qui vient, dans un roman russe (à supposer que), pourrait s’intituler Aventures pour un duffle-coat. L’objet, à capuche avec bouton- gravé « Denim & Supply » sortit en mars 2012 d’une gigantesque et trop réelle usine chinoise. Pour qui aime la mondialisation, elle se situera dans la lointaine province du Shaanxi, à proximité de la ville de Xian. Pour qui aime l’art archéologique, c’est à proximité qu’on mit à jour, en 1974, l’armée des huit mille statues de terre cuite de l’empereur Qin. En son temps, déjà ancien, l’écrivain Victor Segalen donna une description détaillée de l’extérieur de ce mausolée. De l’armée, l’auteur de Stèles ignorait tout.

    Mais quoi, tout ça pour un duffle-coat ? Oui. De la métropole de Xian au port de Ningbo, combien de kilomètres ? Un nombre infini. Et dans cet espace comment voyagèrent les éléments de mon manteau ? Nul ne le sait. Ce qu’on sait, cependant, c’est que, entassés dans un container, ils mirent trois mois à rejoindre Le Havre, dans la petite France. Au large de Malte, voyez ses fermetures brides en jute et bâtonnets. Les marins (un équipage hybride de Philippins et de Croates) devinaient sans peine son fini classique d’inspiration nautique. Même, à tout prendre, ils l’instauraient.

    L’Hydra (compagnie CMA-CGM) accosta quai de France à la fin mai 2011. De là, chargé sur un Volvo FH 540, le manteau épars, mille fois répété, traversa notre beau pays, puis l’Allemagne, l’Autriche, et finit par arriver en Roumanie. Là, à Bacau, et je vous passe les péripéties, il endossa sa forme quasi-définitive dans les ateliers des usines Octavian. Dites, quelle révélation que cette capuche avec patte de boutonnage au cou, et quatre fermetures brides en jute. Oui, nous connaissons, répliquaient les monteuses. Elles connaissaient en effet, puisqu’elles étaient chinoises et ouvrières, expatriées là pour les besoin d’une société italienne.

    Des choses pareilles ne s’inventent pas. Si oui, il le faudrait. Encore quelques semaines et d’autres voyages. L’épopée presque. Enfin, le manteau aboutit dans le quartier du Sentier, rue Tiquetonne, aux 8 et 10, adresse des entrepôts des frères Werbrust, ces derniers déjà rencontrés chez Balzac. Là, à la lumière de néons aveuglants, et jusqu’à l’épuisement, un mince personnage nanti d’un légitime propriétaire, vinrent passer commande et livraison. A ce moment, le duffle-coat montrait-il cette teinte gris-vert qui lui donnera cet irrépressible attrait ? On ne sait. Il faut savoir, néanmoins, que gris-vert n’est pas vert de gris comme faillit le commenter un imprudent acheteur.

    N’anticipons pas. A la rentrée universitaire 2013, le manteau fut acheté dans une admirable boutique du quartier du Marais. L’étiquette ? Pas très loin de 900 euros. Autant dire, pas une dépouille de mendiant. L’acheteuse paya par carte bancaire. Parait-il, une dame d’un certain âge (tout est relatif, réplique la vendeuse) habitant loin, du côté de Boulogne, dans un immeuble construit par Fernand Pouillon (autre histoire à raconter), bref, à qui il fallut livrer le manteau. L’habilité serait d’écrire : à partir de là, on perd sa trace. Du manteau ou de la dame ?

     
  • 631.

    Qui songe à en douter, la jeunesse étudiante coure après de quoi finir le mois (souvent ou toujours). Même nantie de parents besogneux, elle ne dédaigne pas les compléments, sinon les expédients. Chaque mois, Nicolas recevait d’un père notaire (enfin, parait-il) de quoi payer le loyer et manger au restau U. Charly des Minières, de meilleure fortune, dépensait davantage. Et par conséquence, manquait autant de fonds. Mettant tout en commun, les deux tiraient ce qu’on nomme le diable par la queue. La sienne ou celle des autres.

    Pour ce qui suit, l’action se passe dans le living d’une résidence située sur les hauteurs. Subtilité des territoires, si Rouen s’adosse à des hauteurs, il ne faut pas confondre les Hauteurs et les Hauts. Les premières logent la réserve riche, les secondes les paumés. La résidence en question porte le nom d’une famille connue dans la mythologie grecque ; épargnons-nous d’en discuter. Au troisième étage, derrière les baies vitrées, deux grands canapés de cuir ivoire, une table brillante où s’entassent verres et bouteilles, assiettes de sushis, bols de cacahouètes. Ce dernier ingrédient pourra surprendre ; mystère des contingences.

    Voici venu le temps du vide-dressing. S’y presse qui sait distinguer. Dans le tas, où sont Hugo Boss, Jean-Louis Scherrer, Stefano Gabbana ? Ici ou partout. En cette fin d’après-midi, viennent d’entrer nos amis, Nico et Charly, bientôt suivis de Fred Perry et Ralph Lauren. Du moins le duffle-coat du second et trois polos du premier. L’intrusion des vivants se salue d’airs entendus. On s’en félicite. Au milieu d’une assistance tapageuse et dépensière, beaucoup savent à quoi s’en tenir. Nos emplettes se font en terrain neutre. Les portants débordent. L’émotion se mesure à la vitesse où l’on se déshabille et enfile ce jean peau de taupe, cette chemise, ces boots jugées divines.

    Garçons et filles, nous sommes des dieux dans cet endroit tout à coup désert. Devant la glace, les ombres s’agitent. Nous sommes seuls. Une fine oreille pourrait croire entendre une musique lointaine. Ah, dit la chanson, relèves le pan qui couvre mon épaule. Mais non, c’est une illusion. L’éclairage, sans doute.

    Charly et Nicolas, bien vivants, exerçaient, parmi d’autres, le dur métier de voleurs de chics vêtements. Aux facultés ou dans les soirées festives, les stocks ne manquaient pas. Seuls le temps et le stockage importaient. Au fil des saisons, que de marchandises à vendre ! Ou à échanger, car hélas, on peut être petit mec, on n’en a pas moins le souci de son élégance. L’éclat du tissu, le tombé d’un pli, le froissage d’un pan de chemise, rien ne devait être laissé au hasard. Parlerons-nous des dangereuses tentations ? Celles, par exemple, de porter ce blouson volé trois plus tôt en cours d’intertextualité et remis dans le même par inadvertance.

    Ah, j’ai déjà vu ça quelque part dit l’ancien propriétaire. Possible et même probable, on ne saurait penser à tout. D’où ici, dans cet appartement, une ambiance moins feutrée tout à coup. Car, du lot apporté par Nico et Charly, on reconnait le duffle-coat à la teinte si subtile.

     
  • 630.

    De la chambre de l’hôtel Normandia, que dire ? L’essentiel tient à l’évocation du vieil auteur précité. Voilà qui suffit. Ou devrait suffire. Mais de ce que vit la jeunesse d’aujourd’hui, il faut croire que rien n’excède. Les romanciers d’autrefois savaient de quoi parler. Pour eux, décrire un lieu revenait à montrer leurs personnages (et autre chose aussi).

    Caroline Morand louait ses chambres au mois et à la journée. Dans les années Soixante, c’était aussi pour un moment, le temps pour les couples illégitimes (terme d’époque) de se consoler du peu de perspective d’avenir. Le Normandia se nommait autrefois Home Cordier. Celui-ci, inauguré au début de l’ancien siècle, figure dans les nomenclatures des Guides Bleus édités au tournant de la Grande Guerre, époque où les fervents du Touring Club connaissaient l’adresse et en faisaient la promotion.

    Les quartiers, les lieux, les gens meurent comme ils vivent ; ils prennent le temps. La dame Morand, héritière par défaut (histoire trop longue à raconter) acheta en 1946 un établissement qui vivait sur une antique réputation. Débaptisé, remis au neuf du moment, l’hôtel fit encore illusion, le temps pour les valises à courroies de devenir trolleys à roulettes. Saisons fastes, mais comme pour le tapis de l’escalier, l’usure s’installait. Caroline le constatait année après année : la clientèle osait tout en matière d’insolences. Même les étudiants, présentés par les parents, s’y mettaient. Futurs médecins, avocats, architectes, pensez ! Tous les mêmes !

    Dans la chambre 22 du quatrième étage, on trouvait un lit, une table, deux chaises, trois placards. En 1964, dans celui de gauche, près de la fenêtre, on installa une douche. Les waters, eux, restèrent sur le palier. La nuit, en cas de besoin, à pas de loup, on rejoignait les lieux. Le plus souvent, Nicolas, Charly et Roberto pissaient dans le lavabo. Un lit pour trois ? Non pas, car un clic-clac occupait depuis peu le peu d’espace restant.

    Tassés ? Oui et pas seulement de nuit. Ou de jour, car la jeunesse oublie les heures. Comme on dit : porte ouverte à qui l’entend. Inutile de faire sauter le verrou : il n’y en a pas. Par les deux fenêtres donnant sur la rue et exposées au sud, on apercevait au loin un bout de cathédrale, les cimes des arbres du square Solferino, et à droite la Tour Jeanne d’Arc, l’immeuble des Anciennes Mutuelles ; de l’autre côté, c’était la perspective de la rue avec, faisant angle, la boulangerie Beauvoisine.

    Pour qui pénétrait dans la chambre, l’extrême désordre sautait à la figure. Livres, cédés, feuilles éparses, vaisselle sale, fringues jetées n’importe comment… Au montant d’une fenêtre, pendait un duffle-coat (qu’on apprendra être griffé Ralph Lauren). Ajoutez sacs plastique, emballages divers, et des affiches scotchées ou punaisées. Quatre ou cinq. L’un de ces posters représentait une scène du film Ben-Hur montrant Charlton Heston figurant le solide galérien enchainé et fouetté par un décurion. Ou centurion ? Un autre, plus transparent, n’était autre qu’une des dernière Une de Charlie-Hebdo.

    Alors, quitter tout cela ? Ailleurs, de l’urgence viendrait la réconciliation.

     
  • 629.

    Faut-il parler de passion voire d’amour-propre ? Nicolas soupçonna qu’on se moquait de lui. Non qu’il le découvrit (sa nature soupçonneuse était depuis quelque temps en éveil) mais ces coucheries (extérieure ou intérieures) lui apparaissaient tout au plus comme autant d’occasions de rigolades. Presque, il se félicitait d’avoir aussi large esprit. N’empêche : ne voulant pas se prendre au sérieux, une autre forme le rattrapait, elle avait pour nom : jalousie. Pour l’heure, sans se l’avouer, un brin dépité, Nicolas faisait figure de caricature (à ses seuls yeux, c’est entendu). Dans la chambre, les deux autres, innocents de rien et de tout, ne cachaient rien leurs récents ébats. Même, dans ce décor banal à pleurer, ils sur-jouaient tels de mauvais acteurs faisant croire que la pièce ne valait rien et que les efforts étaient inutiles.

    L’œil avisé d’un voisin aurait jugé l’attitude du trio avec plus de détachement que de sévérité. On sait que les vrais sentiments savent se prémunir. Hélas, ce précepte n’est pas enseigné dans nos universités. Voyons, entre jeunes gens instruits et réputés comme intellectuels, nous éviterons le ridicule. Rien de moins sûr. Comme échappatoire sans contrôle, Nicolas Pouzolles explosa. Le rat dans sa cage. D’un coup, il traita Charly de salaud, de dégueulasse, et d’enculé. Roberto se vit gratifié de petite pute, sale pédé, et arabe de merde. De surcroît, le cher garçon cassa un minuscule poste de radio, un pot de Nescafé et jeta contre le mur une bombe de déodorant Azzaro. Bref, dans un genre convenu et bien connu, il ne se maitrisait plus.

    A l’université des belles lettres, on apprend qu’Hercule (dit aussi Héraclès) doit se voir (on dit : s’appréhender) comme la figure de l’homme primitif. Celui qui capture le taureau de Minos, qui nettoie les écuries d’Augias, ou enchaîne le chien Cerbère, est un héros. Mais c’est avant tout une brute. Comme telle, son utilité ne souffre aucun doute. En ce jour de décembre 2014, Nicolas ne fit que s’appuyer sur ce modèle un peu néandertalien. A l’effroi de ses comparses, il fit plus peur que mal. Certes, cette frayeur se forçait et servait surtout à la vérité de la scène. Les enjeux le valaient-ils ? Il faut croire. La sagesse populaire l’affirme : quand faut qu’ ça pète, faut qu’ ça pète. Ainsi vont l’amour et le désamour.

    Sortir de l’affaire ? Le voisin ne manquait pas d’idées. Mais nos mauvais acteurs croyaient jouer devant trop de mauvais spectateurs. Ils ajoutèrent un acte. Comme au foot, on joua les prolongations. D’emblée, les faits furent jugés trop graves, les paroles inoubliables, les torts immérités. Invoquant tour à tour le ras le bol, la bêtise ambiante, le manque d’argent, la cherté du loyer, l’obsolescence du portable, l’éloignement de la famille, etc. (jusqu’à une obscure histoire de sac à roulettes emprunté, disparu, prêté, retrouvé, de nouveau perdu.) A bout d’argument, rideau déjà baissé, et en attendant mieux, on résolut de se séparer. Chose dite, chose faite ? Partageons-nous, séparons-nous ? A peine. On n’avait oublié qu’une chose : une invitation à dîner.

     
  • 628.

    Aucun des récits qui précèdent ne sont à choisir. Pour un œil averti, ils figurent des paraboles. Restera ce qui en restera. C’est le moment d’offrir quelques explications aux lecteurs de ce récit. Jusqu’ici, Rouen Chronicle se voulait un récit pied à pied, chacun étant, le plus souvent, unique. L’auteur, un brin fatigué, croit bon de se lancer dans une ultime tentative (oui, elle le sera) d’un feuilleton à épisode. Comment dit-on déjà ? Ah, oui, à tempérament.

    Retrouvons donc Nicolas et Charly à leur hôtel nommé Normandia, sis rue du Cordier. Les lieux, d’anciennes splendeurs, sont tout d’étages, de couloirs et d’escaliers. La propriétaire, une dame Morand, tire ses atouts d’un roman de Georges Simenon. L’avant-guerre, n’est-ce pas. De fait, elle date et loge les jeunes gens à bon prix, sans s’inquiéter des retards de loyer ni de qui quoi traverse sa propriété. Au quatrième étage, sous les toits, porte 22, nos amis retrouvent Roberto, autre larron de l’histoire.

    Roberto, en réalité s’appelant Karim, est ici trouvé endormi. Le garçon rattrape son sommeil perdu de ses nuits. Il faut savoir qu’il occupe un emploi de serveur intermittent dans une enseigne renommée de la place du Vieux-Marché. Se couche et se lève tard. Profite donc des coupures de l’après-midi. Beau garçon, un peu snob, il déteste son origine (lointaine) d’Algérie et se fait passer pour Mexicain ou Péruvien. Personne n’y trouve à redire. Ça suivant l’heure et. Roberto, énigmatique prénom de trouvaille, se meut parfois en Roberta. Ce, au hasard de soirée plus festives que rémunératrices. Bref, le garçon mérite qu’on s’y attache.

    Si Nico et Charly habitent ensemble, Roberto passe ou séjourne. La dame Morand (parait-il Caroline, mais sans certitude) n’y voit rien à redire. Comme le dit la voisine : elle le couve. L’effet d’un teint mat, de longs cils et d’un œil qui vous vrille jusqu’au fond des verts tropiques ? Vrai, il ne s’agit que des terres rouges de Kabylie, mais peut-on tenir une pension de famille et se douter de la géographie ?

    Toujours est-il que Roberto dort parfois dans les bras de Nicolas, lequel sort de ceux de Charly, ce dernier se plaisant souvent à revivre ces moments avec Roberto. C’est ce qu’un ami du duo premier nomme la famille tuyau d’ poêle. Nos personnages seraient étonnés qu’on les qualifie de sentimentaux ou d’amoureux. Dire que Charly est l’amant de Nicolas relève pour eux de l’incongruité la plus bourgeoise (c’est moi qui souligne). S’ils couchent ensemble, ils le font comme ils dorment ou comme ils mangent. Sans s’en formaliser. A tout prendre, ils répugneraient à l’échange de brosses à dents.

    Et le secret des âmes ? Il existe, il faut en convenir. En cette fin d’après-midi, Nicolas s’aperçoit que pendant qu’il cherchait Charly au travers de la ville, ce dernier était au Normandia, assuré du pouvoir absolu d’un seul sourire. Ce sourire fut celui que Roberto s’éveillant adressa à Charly. Adressa ou renvoya, allez savoir. A ce stade, Nicolas perdit pied. Une sourde douleur (dont il voulait ignorer la cause) le transperça.

     
  • 627.

    Donc Nicolas prend la porte d’à-côté et retrouve Charly perché sur un tabouret. Le retrouvé avale un Burger Triple Cheese à 7,90 euros qu’il arrose de limonade à la fraise. Lumières vives et musiques sans âge, Au 8 se veut (se voulait) le rendez-vous des hipsters à la sauce locale. Un de plus laissa tomber, laconique, le juge du tribunal de commerce. Admettons que, passé les emballements de début, on ne trouve dans ce genre d’endroit que ce qu’on y apporte : soi-même.

    Nicolas nous la joue mauvaise. Où étais-tu ? Crise de jalousie et de suspicion, soit le quotidien des jeunes couples. Jamais désemparé, Charly raconte trois histoires, laquelle choisir ?

    Premier récit : Nous sommes en 1848, la révolution est déclenchée. Charly se rend à l’Hôtel de ville où le péristyle s’emplit d’émeutiers. On pactise. Au bas de l’escalier d’honneur, il rencontre N*** et V***. Le trio se propose de rejoindre D***, conseiller municipal. Ce dernier se terre dans le Salon vert. La porte forcée, on le trouve attablé à rédiger une proclamation. Il parait que le gouvernement va tomber ; y aurait-il des places à prendre ? En bas, l’assemblée est houleuse. On vocifère. Personne ne comprend qui est qui, qui est avec qui. Dans la foule, parmi les groupes, on croit reconnaître D***, opposant de toujours. Ce n’est pas lui, c’en est un autre. Nous avons confondu les redingotes. Le bruit court que le poste de police est en feu. On s’y rend. Fausse alerte, mais les argousins en profitent. N***, V*** et Charly sont faits prisonniers.

    Deuxième récit : Un tôt matin de février 1463, Charlon franchit la Porte Cauchoise. Passé le pont de bois qui permettait de traverser la Luciline, il s’engagea dans la cavée du Rouvre. Malgré le soleil naissant, le temps restait au froid vif. Il pleuvait comme un crachin léger mélangé de rosée. En raison des dernières pluies, le chemin creux se révéla plus malaisé que prévu. Fallait-il continuer ou redescendre et prendre par la vallée ? Choisissant la montée, le vagabond rejoignit l’église d’Houpeville dont l’arceau du porche indiquait qu’elle était dédiée à Notre Dame. Rompu par sa marche, Charlon s’abrita un moment. Le ban de pierre était froid. Où aller désormais entre le bouc et le coq ? Tous les chemins à venir lui paraissaient hostiles. Au bout d’un moment, il mangea le reste du pain de son sac. Oui, repartir. Longeant ce qui restait du lavoir, il se dit qu’il lui manquait un bâton.

    Troisième récit : A cette époque (fin d’automne 2014) s’ouvrit à Rouen, un panorama de toiles peintes. Le visiteur, placé au centre d’un immense cylindre, pouvait admirer des fresques géantes en 360°. Pour l’ouverture, l’attraction montrait une promenade à Rome en l’an 312. Jour d’inauguration gratuit, à dix heures, Charly pu grimper le vaste escalier et plonger tout vivant dans les rues de Subure. Là, il rencontra un imitateur du poète Martial. Aussitôt, Charly songea, mais un peu tard, qu’il avait oublié ses préservatifs. Sur ces retrouvailles, tirons un vieux rideau rapiécé.

     
  • 626.

    Nicolas Pouzzoles, errant de kebab en kebab, traversa la ville. En cette période de Noël, on y rencontre ravis, perdus, bossus et un tas d’autre gens multicolores, nez rouges ou bonnets scintillants. Deux sortes de passants : les pères noël ou les enfants punis. Y-a-t-il encore des crèches ? On en parle, mais elles ne sont pas dans les églises. Ou si peu. Nicolas s’y verrait bien en roi mage. Ou, comme il le disait tout à l’heure, comme conseiller du roi Hérode, un de ceux d’avant le massacre. Il faudrait le raconter. Mais le garçon file, il n’attend pas. A peine une frite ou deux au passage.

    Quel bordel que ce monde ! Et ces imbéciles qui courent les magasins. Que de paquets et de rubans ! L’argent ne se partage pas. Il s’échange. Et à la vitesse grand V. Donc il y en a. Dans la ville, illuminées et brillantes, toutes les vitrines se valent. Leur air aimable est celui des filles d’autrefois. Quand elles promettaient et se promenaient nues. Sous les guirlandes, à l’entrée des boutiques, les boutiquières (ou boutiquiers) prennent des allures de mères maquerelles. Elles guettent le client et soupèsent, œil exercé, la taille du portemonnaie. Chaque magasin se double d’un lupanar. Oui, Nicolas file. A peine s’arrête-t-il devant Basic Shoes (16 rue Ganterie) où il constate que, même soldées, il n’a pas les moyens d’acheter cette paire de Air Jordan Retro (taille 41) à 95 euros. Elles en valaient 130 il y a une semaine.

    Mais dites-moi, votre Nicolas est loin d’être un stoïcien comme vous l’écriviez. Le cher garçon se campe bel et bien dans son monde, qui plus est pieds chaussés avec confort. Il a beau jeu de fréquenter les trop vilains endroits, il le fait avec une élégance de dandy. Vous nous parliez de François Villon ? Mais c’est Charles Baudelaire. Il se taille la part du lion. Toujours et encore. Rien n’est perdu, hormis le bavardage.

    Autre explication : la frustration. Enfant, le garçonnet Pouzolles eut-il la désillusion d’un soulier mal garni voire vide ? Ou si pas vide, du moins « pas si rempli que ça » ou alors rempli avec des succédanés ? Chacun le sait, on ne s’en relève jamais. Ou mal. Notre vie est un rideau rapiécé. Il laisse passer la lumière du dehors. Faut-il s’y attarder ? Pas trop. De toute façon, il est trop tard. La sentence, entendue maintes fois, vaut pour nombre de situations et de personnages. Et pour les soldes.

    Mais abrégeons. La quête de Nicolas touche à sa fin. Franchi le seuil du 8, à côté, il retrouvera Charly et ses balivernes. Qu’il n’a jamais cherché, notons-le, qu’avec d’autres idées que celle d’un rendez-vous dont aucun des deux n’avaient convenu. Idée en l’air. Ces deux-là, on le verra, ne se quittent jamais. Ils se cherchent pour mieux se retrouver. Et s’imaginer qu’ils auraient pu se perdre. Etc. Le jeu des deux et de tant d’autres. Ils n’aimeraient pas qu’on dise qu’il s’agit là de marivaudage. Pensez, ça les ficherait mal.

     
  • 625.

    Le soir commençait à tomber lorsque Nico sortit de l’Échiquier. On pourrait lire : Nico s’enfonça dans la nuit. Chose avérée lorsqu’il passa rue Percière, puis ensuite rue Ganterie. Première chose : Il lui fallait retrouver Charly. Où ? Mais auparavant, là encore, le moment est peut-être venu d’explique pourquoi la brasserie porte ce nom d’échiquier. A deux pas de notre fameux palais de justice (sans l’un ni l’autre, comme disait Nicolas) elle a pris cette appellation, autrefois celle, ancienne, du parlement de Normandie. Un peu d’histoire ne nuit pas : C’était là, en effet, que ce tenait l’assemblée de notables, censés délibérer et rendre leurs justices.

    Mais déjà notre héros s’engage rue des Bons-Enfants, dégringole la rue de l’Ancienne-Prison, traverse la place et cavale vers l’avenue Gustave-Flaubert. Le temps de traverser l’autre avenue, et de rappeler que Gustave Flaubert écrivit L’Éducation sentimentale, et voici Nicolas chez Topkapi, kebab renommé. Là où Charly n’est pas. Alors où ? Peut-être pas loin, rue Général-Leclerc, au Soleil du Maghreb ? Une fois arrivé, même constat.

    Oui, pourquoi « échiquier » ? Dit-on parce que les débats se tenaient dans une salle au sol dallé de grandes pierres carrées noires et blanches. Imaginons ces nobles bourgeois sautillant comme autant de fous, de tours ou de cavaliers. Toutes choses absentes, ainsi que Charly, sous le soleil magrébin. Ou si, mais il y a longtemps, presque à l’époque où les barons normands mettaient de l’ordre dans leurs comptes autour de l’échiquier. Car il existe une autre version : plutôt que le sol, c’était la table qui était couverte d’un tapis échiqueté (terme héraldique) noir et blanc, tapis servant à classer les différentes monnaies du duché. Après les comptes, on sanctionnait les décisions d’un solennel : actum in scaccario ou super scaccarium, soit « fait sur l’échiquier (traduction boiteuse).

    A propos de bourgeois sautillant comme fou, tour ou cavalier, que penser de Laurier qui n’est qu’un discoureur, un insupportable phraseur dont je suis obligé d’accepter les commandes oiseuses en échange d’une centaine d’euros. Je le méprise, lui et son style. Où est passé Charly ? Rentré au studio ? Sans attendre, il remonta vers l’Hôtel de Ville, passa au Sacha (place Saint-Amand), puis au Kebab Atlas. Rien, toujours. Pourquoi Charly serait-il allé au Cappadoce (rue Cauchoise) ou chez Aladdin, (rue Beauvoisine) nous n’y allons plus. Et pourquoi n’y allez-vous plus, jeunes gens ? Ah, ah, histoire impubliable, n’est-ce pas ?

    Nous n’avons pas toujours des souvenirs précis sur nos chemins parcourus. Ça nous arrange. Pourquoi n’ai-je pas retrouvé Charly au Safir Kebad, de la rue Saint-Hilaire ? Déçu ou troublé, il revint rue Percière, encore quelques mètres, et entra au Petit Couscous (assiette bien pleine à 7 euros). Passé dans la cuisine, Zénobia (1,40m derrière ses casseroles) lui dit qu’elle avait vu Charly passer, il n’y a pas longtemps. Il doit être à côté, ton chéri ! A côté, c’était au 8, même intitulé paresseux (Au 8), réputé fast food de luxe selon des avis autorisé. Enfin, au début. Parce qu’après, les choses se gâtèrent.