Aller au contenu

Sur la piste des mafias de l’environnement :

 la route clandestine des déchets électroniques
LE MONDE |  le 01.02.2015  | Par Gilles van Kote  (Guiyu (Chine), Haïphong (Vietnam), Weert (Pays-Bas), Zeebrugge (Belgique), Châlons-en-Champagne (France) Envoyé spécial)

Cinquante-cinq secondes. C’est le temps qu’il a fallu à l’ouvrière, assise à même le sol, pour démanteler un clavier d’ordinateur, séparer composants électroniques, câbles et pièces […]

The post Sur la piste des mafias de l’environnement : appeared first on Duclair Environnement.

 la route clandestine des déchets électroniques

LE MONDE |  le | Par Gilles van Kote  (Guiyu (Chine), Haïphong (Vietnam), Weert (Pays-Bas), Zeebrugge (Belgique), Châlons-en-Champagne (France) Envoyé spécial)

Longtang, village de démantelement de câbles électriques.

Cinquante-cinq secondes. C’est le temps qu’il a fallu à l’ouvrière, assise à même le sol, pour démanteler un clavier d’ordinateur, séparer composants électroniques, câbles et pièces en plastique, et les répartir dans des bacs séparés. Des montagnes de claviers, entassés dans cet atelier sombre de Guiyu, la « capitale mondiale » des déchets électroniques, attendent de subir le même sort.

Chaque jour, plusieurs centaines de kilos de claviers sont traités dans cette entreprise familiale comme la ville chinoise en compterait 5 500, selon l’Association locale des recycleurs. Les ouvrières sont payées « entre 2 000 et 3 000 yuans [243 et 364 euros] par mois, cela dépend du prix du marché, et en ce moment les affaires ne sont pas très bonnes », affirme le responsable de l’atelier, qui préfère taire son nom. La conversation est interrompue par l’irruption de quatre hommes, qui nous intiment l’ordre d’aller voir ailleurs.

L’un d’entre eux nous suit pour s’assurer que nous nous éloignons bien. A Giuyu, dans l’est du Guangdong, la question des déchets électroniques est un sujet sensible. L’activité ferait vivre 60 000 personnes, soit près d’un habitant sur trois. Elle en tue également. Depuis que le Basel Action Network, une organisation non gouvernementale américaine, a révélé, en 2001, les dégâts qui y ont été provoqués par le démantèlement sauvage de déchets électroniques, Guiyu est devenu un laboratoire à ciel ouvert.

Guiyu, dans la Province du Guangdong, en Chine, est le coeur du traitement des déchets électroniques du monde.

Les nombreuses études scientifiques ont abouti à la même conclusion : les habitants de Giuyu, leurs cultures et leurs animaux d’élevage sont empoisonnés par la présence de quantités phénoménales de métaux lourds qui se sont accumulées dans l’environnement. Une étude de 2013 a encore démontré que les sols regorgeaient de dioxines résultant de la combustion des déchets d’équipements électriques et électroniques.

Guiyu est devenu synonyme d’horreur écologique. Quand un Chinois doit s’y rendre pour une raison ou pour une autre, il s’abstient de consommer les produits locaux et fait provision d’eau minérale. C’est probablement là qu’auraient dû terminer leur périple les deux conteneurs provenant de la société française D3E Recyclage saisis en 2010, dont les gérants ont été condamnés en 2012 pour exportation illégale de déchets électroniques.

Selon une étude publiée en juin 2014 dans la revue Environmental Science & Technology, environ un quart des déchets électroniques produits par les pays industrialisés finissent leur vie dans sept pays d’Afrique et d’Asie. La Chine, dont l’industrie nourrit un appétit inextinguible pour les matières premières recyclées, est la première destination de ces déchets. Plus de 1,5 million de tonnes seraient « traitées » chaque année, rien qu’à Guiyu.

image: http://s2.lemde.fr/image/2015/01/31/534×0/4567370_6_8c99_2015-01-30-b0f5b09-14193-10b8m6s_a361945d0fb55cf7945bfcb0ab814a8a.png

Ces déchets provenant notamment des États-Unis, d’Europe et du Japon arrivent en Chine dans le plus grand secret. Outre le fait que la convention de Bâle en interdit la circulation, la Chine a déclaré leur importation illégale en 2000. Mais les déchets passent toujours, que ce soit à travers la frontière vietnamienne ou par le port de Hongkong, les produits arrivant dans l’ancienne colonie britannique pouvant gagner librement la Chine continentale.

Communiquant directement avec Hongkong par le delta de la rivière de Perles, Canton et la province du Guangdong sont devenues naturellement la plaque tournante du commerce illégal de déchets d’équipements électriques et électroniques. Selon un témoignage cité dans son livre Junkyard Planet (« planète poubelle ») par le journaliste Adam Minter (Bloomsbury Press, 2013), c’est après avoir acheté un chargement de déchets à Foshan, ville jumelle de Canton, au début des années 1990, que des habitants de Guiyu, alors une simple bourgade rurale, découvrirent que le recyclage des déchets électroniques pouvait constituer une activité très lucrative.

Mais les mesures prises par les autorités chinoises, à partir de 2008, pour favoriser l’émergence d’une filière officielle de gestion des déchets, ainsi que le plan anti-corruption lancé en 2013 par le président Xi Jinping, ont conduit le secteur informel à basculer dans la clandestinité. Dans la tentaculaire agglomération de Canton, impossible de trouver trace de ces trafics encore florissants il y a quelques années.

image: http://s1.lemde.fr/image/2015/01/31/534×0/4567372_6_cc9b_a-guiyu-les-dechets-font-vivre-60-000_92237f6224f936317fa3ce8e060db9ec.jpgA Guiyu, les déchets font vivre 60 000 personnes, soit près d'un habitant sur trois.

A Guiyu, les déchets arrivent pourtant par camions entiers. Les trafiquants ont dû innover, ouvrir de nouvelles voies. Pour éviter les contrôles portuaires, certains conteneurs en provenance d’Europe emprunteraient la ligne ferroviaire qui relie Duisbourg, en Allemagne, à Chongqing, dans le centre de la Chine.

En 2014, 200 tonnes de déchets électroniques provenant de l’étranger ont été saisies par les douanes chinoises dans le port de Dalian, au nord du pays, et cinquante-quatre trafiquants arrêtés. Les conteneurs étaient arrivés par Hongkong, puis avaient transité par « un pays du nord-est de l’Asie » (sans doute la Corée du Nord), selon une source officielle, avant d’entrer en Chine. Leur destination finale ? La province du Guangdong.

Il suffit de fureter parmi les monceaux de déchets électroniques en tout genre qui jonchent les rues de Guiyu pour s’apercevoir qu’ils proviennent du monde entier, mais aussi de Chine, qui en est désormais le deuxième producteur mondial, derrière les États-Unis. Une fois extraites, les ressources contenues dans ce gisement seront revendues aux fabricants d’équipements électroniques et de jouets de la région de Shenzhen, à une journée de route, et recyclées dans de nouveaux produits à bas prix qui inonderont la planète.

Au pied de la voie du train à grande vitesse qui traverse Guiyu, deux jeunes hommes séparent des composants électroniques en les trempant dans une bassine de liquide brûlant, sans se soucier des vapeurs qu’ils peuvent inhaler. Les pratiques les plus polluantes, comme les bains d’acide qui permettent de récupérer l’or, mais ont empoisonné les rivières du coin, semblent cependant abandonnées. Aucune fumée ne s’échappe plus des centaines de conduits de cheminée qui hérissent la ville, signalant la présence d’ateliers de démantèlement où, dans un passé récent, on faisait brûler cartes-mères et circuits imprimés pour en extraire les puces électroniques et métaux rares, au mépris des substances toxiques qui enveloppaient Guiyu d’une odeur âcre.

« Les bains d’acide et le brûlage des déchets électroniques sont interdits », rappelle un panneau installé à côté d’un commissariat de police. Mais certains habitants affirment que cette consigne est allègrement piétinée à Guiyu.

Dans le quartier de Longmen, un écriteau signale un atelier ayant recours à ce type de pratique. Notre présence sur place est rapidement remarquée par un guetteur, et un homme en costume, descendu d’une berline allemande, nous demande fermement de quitter les lieux immédiatement. Il nous escortera jusqu’à la sortie du quartier.

Un peu plus loin, un panache de fumée noire nous conduit jusqu’au bord d’un ruisseau, où un homme fait brûler des câbles pour en extraire le cuivre. « Je n’ai pas d’autre moyen de gagner ma vie et mes enfants sont en bonne santé, assure-t-il avec un grand sourire. Et puis, dans le coin, les gens continuent de brûler des circuits imprimés, mais de préférence de nuit et en extérieur. Les riverains s’en plaignent. »

Les habitants de Guiyu n’ont pas fini de payer le prix de la prospérité des moins scrupuleux d’entre eux. Lo Ying-hong a 48 ans et cultive choux et melons, qu’il vend sur le marché local sans trop se poser de questions. Après avoir vu son village se transformer en un atelier de recyclage planétaire, il reconnaît ne pas trop savoir quoi penser de ce « progrès » : « Je sais que la terre est polluée, mais je continue à cultiver, car c’est tout ce que je sais faire. »

A Haïphong, les Chinois font leur marché

Les douaniers du port d’Haïphong ont le sens de l’accueil. Ils ont mobilisé trois responsables, en uniforme impeccable et alignés devant un buste d’Ho Chi Minh, pour répondre au journaliste de passage, sous la surveillance du directeur adjoint du département de la coopération internationale, venu spécialement d’Hanoï. Une fois l’interview et la visite du deuxième port du pays expédiés au pas de charge, ils convient leurs hôtes à partager un repas de fruits de mer arrosé de whisky importé.

image: http://s2.lemde.fr/image/2015/01/31/534×0/4567371_6_e810_dans-le-quartier-de-trang-minh-dans-la_c0a631c577a2ac60fefd8aacb208400e.jpgDans le quartier de Trang Minh, dans la banlieue d'Haïphong, au Vietnam, les villageois sont spécialisés dans le recyclage des déchets électroniques. Les composants les plus riches en métaux précieux seraient  reservés à des intermédiaires chinois.

Mais, concernant les trafics de déchets électroniques, dont le Vietnam serait, d’après de nombreux rapports internationaux, un point de passage important, ils ne savent rien, n’ont rien vu, malgré deux scanners ultramodernes offerts par le Japon qui leur permettent de scruter les contenus d’une cinquantaine de conteneurs par jour. De l’ivoire, des coquillages, oui, mais ni téléviseurs ni ordinateurs hors d’usage.

Ils omettent de mentionner des informations qui figurent pourtant sur les sites Internet de plusieurs médias officiels vietnamiens : des composants électroniques ont bien été saisis en 2013 dans la zone portuaire, notamment 336 sacs de déchets électroniques à bord d’un navire immatriculé à Hongkong et deux conteneurs chargés, entre autres, de composants électroniques.

Selon le site du ministère de la sécurité publique, 3 000 conteneurs de déchets interdits d’importation se trouvaient encore placés sous séquestre début 2014 sur le port de Haïphong. Et si les autorités japonaises ont financé les deux scanners, c’est qu’elles savent parfaitement et depuis des années – de nombreux documents en attestent – qu’une partie des déchets produits par le pays sont exportés en toute illégalité vers l’Asie continentale.

Les déchets de l’entreprise D3E saisis en 2010 en Belgique avaient justement Haïphong pour destination. Mais devaient-ils vraiment finir leur vie au Vietnam ? Probablement non. Une étude un peu ancienne, puisqu’elle date de 2008, renseigne sur le chemin qu’ils auraient dû emprunter.

Les déchets électroniques importés par le port d’Haïphong repartaient alors aussitôt vers la frontière chinoise, qu’ils traversaient au niveau des villes de Mong Cai et de Dongxin, seulement séparées par la rivière Ka Long, avant d’être transportés par la route jusqu’à Canton, expliquaient les auteurs. « L’organisation du trafic entre Mong Cai et Dongxin est assez simple, témoignaient-ils. Les déchets d’équipements électriques et électroniques traversent le fleuve à bord de petits bateaux, dissimulés seulement par des bâches bleues. »

image: http://s1.lemde.fr/image/2015/01/31/534×0/4567375_6_737d_mong-cai-frontiere-sino-vietnamienne_9dd0fd09f3e8d5b104c0cb12e24a0b7e.jpgMong Cai, frontière Sino-vietnamienne. Chargement de barge permettant d'acheminer les marchandises vers la Chine.

Direction Mong Cai, à six heures de route d’Haïphong. Et déception. Dans les locaux des douanes, une photo encadrée montre une saisie de feux d’artifice. Pas le moindre déchet électronique en vue. Dans cette ville sans charme où un portable fabriqué en Chine et estampillé Nokia se vend 10 euros, c’est la crise. La nouvelle politique chinoise de lutte contre la corruption a ralenti les affaires. Une vingtaine de camions seulement traversent chaque jour le pont qui marque la frontière.

Sur le port fluvial, ce n’est pas mieux : quelques do (le nom des pénichettes locales) patientent devant l’embarcadère. Les mains dans les poches, l’élégant Tran Hung Cuong, propriétaire de douze d’entre elles, constate les dégâts : « Il n’y a plus de marchandises à transporter, et beaucoup de collègues abandonnent le métier. L’âge d’or, c’était en 2011, il y avait alors des déchets électroniques en quantité. »

Il faut retourner dans la banlieue d’Haïphong pour renouer le fil entre le Vietnam et la Chine. A Trang Minh, exactement, un de ces villages de métiers, qui se sont spécialisés, dans les années 1980, dans une activité particulière. Ici, il s’agit des déchets plastiques et électroniques. Le tri et le démantèlement y sont une activité menée en famille et sans précautions particulières, en dehors – parfois – d’un masque de protection.

« Deux ou trois fois par semaine, très tôt le matin pour éviter la police de l’environnement, certains habitants du village se rendent du côté des rizières pour brûler les déchets et les fils électriques, raconte une jeune maman. Ces jours-là, on laisse les enfants à la maison et les vitres fermées, à cause de l’odeur et de la fumée. »

Plusieurs études ont montré la présence de dioxines issues de la combustion dans le lait maternel des habitantes de Trang Minh et d’autres villages de métiers comparables. Des résidents d’un village proche racontent avoir dû se mobiliser, il y a quelques années, pour empêcher ceux de Trang Minh de venir brûler leurs déchets nuitamment, afin de récupérer les métaux précieux, sans se soucier d’empoisonner les rizières de leurs voisins.

image: http://s2.lemde.fr/image/2015/01/31/534×0/4567376_6_a2ac_la-maison-d-un-intermediaire-chinois-ou-sont_acad5d35aff72ed3e76d6b887e7df0eb.jpgLa maison d'un intermédiaire chinois où sont stockés des déchets en attente d'être expédiés en Chine, dans le quartier de Trang Minh. A coté un parterre de débris d'écrans de téléviseurs.

Au bout d’une impasse, un dépôt sauvage de téléviseurs cassés attire l’attention. A proximité, une mère de famille retire les puces de composants électroniques à l’aide d’un couteau. Notre présence l’inquiète. « Elle a peur que nous appartenions à une organisation environnementale et que les autorités viennent lui infliger une amende, explique l’interprète. Sans cette activité, elle n’aurait pas de quoi vivre. Tout le village en vit. »

En face de sa maison, un hangar attenant à une maison à étage abrite une quantité importante d’ordinateurs, d’imprimantes et de circuits imprimés. « C’est la maison du Chinois », lâche un enfant. Un homme massif apparaît. Il ne parle pas le vietnamien et refuse d’être photographié. « Il vient ici depuis plusieurs années, explique la mère de famille. Il négocie et emmène la marchandise. »

La présence de nombreux intermédiaires chinois est attestée par un collecteur dont la Mobylette ploie sous les déchets électroniques. « Aujourd’hui, j’en ai 80 kg, mais je peux en transporter jusqu’à 150, assure-t-il fièrement. Les Chinois achètent tout et expédient des conteneurs qui passent la frontière, au niveau de Lang Son. Chaque mois, une soixantaine de tonnes de déchets électriques et électroniques partent d’ici vers la Chine. »

Mark Wulms, l’agent trouble

« Rendez-vous à la gare de Weert. Pour me reconnaître, ce sera facile : je serai habillé en soldat de l’Armée rouge. Mark. » Message déroutant, mais c’est jour de carnaval à Weert, petite ville du Limbourg néerlandais, pas loin de la frontière belge. Déguisés et armés de pintes de bière, les habitants se rassemblent devant les cafés. Les baraques à gaufres et à saucisses se préparent à une folle soirée.

Mark Wulms, le faux soldat russe, ne raterait le carnaval de sa ville natale pour rien au monde. Pour l’occasion, il est même rentré de Dubaï, où il rachète des composants électroniques à des collecteurs pakistanais ou bangladais et les revend – neuf fois plus cher − à des recycleurs. Son nom a été cité dans l’affaire D3E. Son entreprise, Mobo, domiciliée au Luxembourg, se trouvait au cœur d’un trafic de déchets électroniques de l’Europe vers l’Asie.

En juin 2010, Mark Wulms commissionne un sous-traitant roumain pour récupérer et conditionner des équipements électroniques usagés chez D3E, à Vitry-le-François (Marne). Rien que du classique… Deux conteneurs sont acheminés par la route vers la plate-forme logistique belge Terminal Container Athus (TCA), à proximité des frontières française et luxembourgeoise. La cargaison devait ensuite gagner le port de Zeebrugge, probablement par voie ferrée, puis prendre la mer à bord d’un porte-conteneurs, à destination du port vietnamien d’Haïphong.

Mais des gendarmes français et belges font le déplacement jusqu’à Athus. Ils ouvrent les conteneurs : selon leur constat, la moitié des écrans que contiennent ceux-ci ne sont pas en état de marche. Ce sont donc des déchets électroniques, que la convention de Bâle interdit d’exporter vers des pays comme le Vietnam, qui n’appartiennent pas à l’Organisation de coopération et de développement économiques. La marchandise est placée sous séquestre.

« Alexandre [Frattini, le gérant de D3E] est un garçon sympathique, mais il a commis une grosse erreur :il voulait devenir millionnaire en six mois, raconte Mark Wulms, qui affirme pour sa part que seuls 15 % des équipements ne fonctionnaient pas. Je n’aurais pas dû le laisser s’occuper de charger les équipements dans les conteneurs. C’est là que les problèmes sont apparus. »

Stylo en main, dans un estaminet envahi par un bruyant groupe de carnavaliers, l’intermédiaire néerlandais dessine un schéma censé démontrer que son entreprise n’enfreignait pas la législation : à gauche, les équipements d’occasion, auxquels rien n’interdit de vivre une deuxième vie en Afrique ou en Asie ; à droite, les déchets électroniques, dont l’exportation est prohibée ; au centre, les « équipements partiellement réutilisables ». Selon lui, c’est à cette dernière catégorie, aux contours flous, que Mobo s’intéressait pour le compte de clients chinois et indonésiens.

Les informations concernant l’implication de Mark Wulms dans l’affaire D3E ont été transmises en 2012 par la justice française à son homologue néerlandaise. Le Néerlandais affirme ne pas avoir été inquiété et avoir mis fin aux activités de Mobo en 2012, après l’affaire D3E. « Il y a trop de suspicion dans ce business », soupire-t-il.

Zeebrugge, la passoire belge

En ce jour de brouillard, au milieu du ballet des engins élévateurs et des grues, Peter Coene doit inspecter seize conteneurs sur le port de Zeebrugge, sur la mer du Nord, par où auraient dû transiter les conteneurs provenant de D3E Recyclage. Ce grand gaillard avenant contrôle les transports de déchets pour le compte du ministère de la santé belge.

Un coup de sonde pour s’assurer de l’absence de gaz toxique à l’intérieur du conteneur, un vigoureux coup de pinces pour en briser les scellés : il peut vérifier si la cargaison est conforme aux documents douaniers et si des déchets dangereux ne sont pas dissimulés au fond du parallélépipède de métal. Ce sont des conteneurs de déchets plastiques, très prisés des recycleurs chinois, qu’inspecte Peter Coene ce jour-là.

« On fait de notre mieux, mais nous ne sommes que cinq pour toute la région flamande et ses deux grands ports [Anvers et Zeebrugge], reconnaît le fonctionnaire. C’est peu par rapport à tout ce qui transite par ici. » Le nombre de contrôles effectués dans les ports belges par Peter Coene et ses collègues s’élève à un millier par an. Pour un trafic total d’environ onze millions de conteneurs.

Dans la Marne, la source du trafic

Le tableau de chasse est impressionnant : cinq conseils généraux, des lycées et collèges, l’inspection du travail et la préfecture de la Marne, des hôpitaux et cliniques, l’académie et l’école de police de Reims, la direction des affaires culturelles et le service de police judiciaire de la région Champagne-Ardenne, l’Urssaf, les douanes, des gendarmeries, des dizaines d’entreprises…

Tous figurent sur la liste des clients de l’entreprise D3E Recyclage, dont la liquidation judiciaire a été prononcée en août 2014. Tous ont confié, entre 2007 et 2010, leurs vieux ordinateurs à cette société basée dans la Marne, qui leur proposait de les en débarrasser gracieusement et leur remettait de (faux) bordereaux de destruction.

Sans s’imaginer qu’en toute illégalité, une partie de ce matériel informatique allait quitter la France pour gagner l’Asie et y être démantelé au mépris de la pollution de l’environnement et de la santé des populations. Sans s’interroger sur le fait que D3E Recyclage ne leur réclamait aucune participation au coût du recyclage du matériel usagé…

Les activités de D3E se poursuivraient peut-être encore aujourd’hui si, un jour de 2009, la brigade de gendarmerie de Sermaize-les-Bains (Marne) n’avait reçu un appel anonyme dénonçant un recours au travail illégal. Les gendarmes se rendent alors au dépôt de Vitry-le-François de l’entreprise de collecte de déchets. Sidérés par la quantité de vieux ordinateurs entassés sous un hangar, ils alertent l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp).

Des représentants de ce service national de police judiciaire font le déplacement et saisissent au siège de D3E Recyclage des factures émanant de la plate-forme logistique belge TCA et d’autres adressées à la société Mobo. Rien qu’en 2009 la société française avait facturé pour 180 000 euros à la société de Mark Wulms, pour se débarrasser d’ordinateurs qui ne lui avaient coûté que le prix de la collecte et du transport.

Au moins trente-quatre conteneurs seraient partis de D3E Recyclage pour gagner la Belgique et, de là, très probablement, l’Asie. « Au total, cela représentait dans les 700 tonnes de déchets électriques et électroniques, soit environ 3 800 unités centrales, un millier d’imprimantes, 27 000 écrans d’ordinateur », affirme Céline Pierron, substitut du procureur de Châlons-en-Champagne, qui s’est passionnée pour cette affaire dans laquelle elle représentait le ministère public.

Les gendarmes de l’Oclaesp saisissent Interpol et se rendent en juin 2010, avec leurs confrères belges, chez TCA pour y contrôler le chargement de deux conteneurs tout juste arrivés de D3E Recyclage et destinés au Vietnam. Les ennuis commencent pour Alexandre Frattini et son épouse, Catherine Petit, les gérants de D3E Recyclage. « Le simple fait d’envoyer du matériel hors d’usage en Belgique constituait une infraction », affirme Céline Pierron.

Lors de l’audience, en janvier 2012, devant le tribunal correctionnel de Châlons-en-Champagne, Alexandre Frattini et Catherine Petit plaideront la négligence. « On a été dépassés par les événements, on n’a pas pu assumer les volumes », déclarera Alexandre Frattini, selon des propos rapportés par L’Union, le quotidien local.

« Ils n’avaient pas conscience de participer à un trafic, insiste encore aujourd’hui leur avocat, Philippe Blanchetier. Mais ils ont été dépassés par leur succès et ont été approchés par des margoulins. »

Alexandre Frattini est finalement condamné à un an de prison avec sursis et 6 000 euros d’amende, son épouse à six mois avec sursis et 3 000 euros d’amende. Tous deux se voient interdits de gérer une entreprise commerciale. « Au regard de la dimension internationale du trafic, ce n’était pas grand-chose, mais pour ce type de délit, il n’y a jamais de prison ferme », explique Céline Pierron.

Après cette affaire, Alexandre Frattini, 41 ans, a vu sa maison vendue, s’est séparé de sa femme… et a fini par retrouver du travail dans le secteur des déchets électroniques. Après avoir accepté, dans un premier temps, de rencontrer Le Monde, il s’est ravisé. « Je pense avoir été assez traîné dans la boue et avoir servi de parapluie à beaucoup de recycleurs », affirme-t-il par SMS. « A l’heure actuelle, certains continuent de trafiquer sans être inquiétés », conclut-il.

Des D3E Recyclage et des Alexandre Frattini, il en existe bien d’autres, attirés par un juteux commerce où les contrôles sont rares, le profit considérable et le risque faible. Dans ce secteur au cœur duquel un trafic mondial aux gigantesques ramifications trouve sa source, l’affaire D3E Recyclage reste pourtant l’une des seules à avoir été jugée à ce jour en France.

 

The post Sur la piste des mafias de l’environnement : appeared first on Duclair Environnement.